Itinéraire : Geneviève de Gaulle-Anthonioz
Geneviève de
Gaulle-Anthonioz est décédée le 14 février dernier. Ancienne présidente
du mouvement ATD quart monde, et rapporteur au Conseil économique et
social, elle avait à ce titre préparé et défendu à l’Assemblée nationale
le projet de loi contre l’exclusion.
Projet - Germaine Tillion, vous étiez une grande amie de Geneviève de Gaulle-Anthonioz. Pouvez-vous nous en parler ?
Germaine Tillion - C’est
vrai. Nous sommes restées un petit groupe d’amies très fidèles avec
Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Anise Postel-Vinay, Marika Delmas et
Denise Vernay. Dans ma maison de Bretagne, il y a la chambre de
Geneviève et elle y venait chaque année.
Comment vous raconter cela ?
Je crois que j’ai été la première Française qu’elle ait vue en arrivant
à Ravensbrück. Moi-même, j’ai été arrêtée le 13 août 1942, et déportée
en octobre 1943 ; je portais le n° 24588. Elle est arrivée le 31 janvier
1944, dans le même convoi que ma propre mère, et c’est ainsi que nous
nous sommes connues. Elle a été très vite la camarade privilégiée de
toutes les Françaises du camp. Elle l’est restée tout au long de notre
captivité, dépassant toutes les frontières des catégories politiques.
Nos premières conversations ensemble ont porté spontanément sur son
oncle, à qui nous autres gaullistes avions fait confiance sans rien
savoir de lui, en réalité. J’ai été heureuse de comprendre que le
Général était un homme d’honneur, un homme sûr : il avait fait le même
choix que nous, pas forcément pour les mêmes raisons. Au camp, nous
n’étions pas dans le même bloc : Geneviève était dans le bloc 27, avec
Jacqueline Péry qui était arrivée en même temps qu’elle. Elle avait été
mise dans un kommando très dur, où les femmes étaient battues tous les
jours. Or elle a été très malade ; elle souffrait d’avitaminose et nous
avons fortement craint pour sa vie à un moment. Nos amies tchèques ont
réussi à la faire changer de kommando. Mais, soumise aux coups et aux
humiliations, elle n’a fait preuve d’aucune passivité. J’ignore si le
grand courage dont elle témoignait lui venait de sa jeunesse. Ce qui est
sûr, c’est qu’avec Anise Postel-Vinay, elles n’avaient que vingt ans et
se montraient à la fois fragiles, enthousiastes et très courageuses.
Moi-même, je n’appartenais pas tout à fait à la même génération (j’avais
quinze ans de plus), j’avais derrière moi une expérience de vie en
Afrique pendant six ans, j’avais monté une organisation de résistance et
j’étais du coup davantage dans la position d’une personne de jugement,
un peu en retrait !
Projet - Comment réussissiez-vous à communiquer dans le camp, si vous ne viviez pas au même endroit ?
Germaine Tillion - De bloc à
bloc, toute la journée, nous utilisions de multiples ruses pour
communiquer. Les SS n’étaient pas assez nombreux pour nous surveiller en
permanence, et il leur arrivait d’être fatigués, eux aussi. Dans les
endroits consacrés au travail, nous étions surveillées par des SS
hommes, et par des femmes sur notre lieu de réclusion. En leur absence,
nous faisions ce que nous voulions car nous étions surveillées par des
prisonnières sélectionnées par eux dans le lot de celles qui parlaient
allemand et étaient arrivées dans les premières : parmi elles, de
nombreuses Polonaises, ainsi que Grete Buber-Neumann, qui avait été
arrêtée par Staline et déportée à Ravensbrück dès la création du camp,
en 1939. Ces prisonnières, qui portaient un brassard rouge, se
permettaient des choses extraordinaires, comme escamoter des livres dans
le tas de biens confisqués à l’arrivée de chaque prisonnière pour
ensuite les faire circuler. C’est ainsi que j’ai encore, dans ma
bibliothèque, une Imitation de Jésus-Christ que j’ai gardée et rapportée
à notre libération. Geneviève a pu profiter aussi de cette circulation
de bouquins sous le manteau.
Projet - Savez-vous pourquoi elle a quitté Ravensbrück avant la libération des camps ? Etait-ce parce qu’elle était malade ?
Germaine Tillion - Je ne
crois pas que son état de santé y fût pour quelque chose. En réalité,
Geneviève a été négociée entre Himmler et la Croix-Rouge suisse à la
suite d’une intervention de Himmler auprès de la Croix-Rouge, afin que
celle-ci fasse passer le courrier qu’il voulait adresser à Eisenhower.
Mais notre séparation n’a pas duré et je l’ai retrouvée immédiatement
après notre retour de captivité en juillet 1945. Toutes les trois, avec
Anise, nous avons passé un moment de repos en Suisse, et elle s’est
fiancée avec Bernard Anthonioz l’hiver suivant. C’est le jour de leur
mariage, en 1946, que j’ai fait la connaissance du général de Gaulle.
Cela a marqué une nouvelle
étape de notre amitié. Pendant la guerre d’Algérie, j’ai pu voir le
général de Gaulle chaque fois que cela était nécessaire, grâce à elle,
et ce avant même qu’il revienne « aux affaires ». Geneviève et Bernard
étaient très engagés, animés du désir de s’occuper des prisonniers (qui
n’étaient pas des prisonniers de guerre : il n’y avait pas de « guerre
d’Algérie », ne l’oublions pas !). Leurs enfants étaient jeunes et je me
suis beaucoup rapprochée de toute la famille. Elle-même ne disposait
guère de moyens pour agir quand la situation en Algérie a commencé à
très mal tourner, en janvier 1957. Cette préoccupation de sauver des
vies, pour elle comme pour moi, était essentielle, « absolue », elle
l’était dans la suite de tout ce qu’elle avait vécu comme déportée.
Projet - Elle s’occupait, en même temps, de l’association des anciennes déportées ?
Germaine Tillion - Oui. La
fondatrice de l’Amicale des déportées et internées de la Résistance
(Adir), Marika Delmas, en fut la première présidente, mais Geneviève a
été élue présidente très rapidement et sans cesse réélue jusqu’à sa
mort. Nous venons tout juste de désigner une nouvelle présidente cette
semaine ! Cette responsabilité a représenté pour Geneviève une charge
très absorbante tout au long de sa vie.
En vous disant cela, je me
rends d’ailleurs compte que toutes les missions que Geneviève s’est
données ont été aussi importantes. Elle s’est investie à fond dans son
travail au cabinet d’André Malraux : pour elle, la culture ne devait pas
rester la propriété des privilégiés mais devenir accessible à tous.
Ella a passionnément travaillé pour cet objectif de démocratisation, et
pourtant elle a « lâché » Malraux (qui ne voulait pas la laisser partir)
afin de s’engager à fond pour le quart monde. En même temps, elle était
une mère de famille attentive, très présente ; moi-même – cela s’est
trouvé ainsi –, j’ai joué un peu le rôle d’une grand-mère (qu’ils
n’avaient pas) pour ses enfants, et je leur suis restée très attachée.
Projet - Voyez-vous une continuité, une ligne de force dans tout cet itinéraire ?
Germaine Tillion - Et vous,
qu’en pensez vous ? Je dirais simplement qu’« elle l’a fait », elle a
fait tout cela, malgré les obstacles auxquels s’est heurtée la
réalisation de ces objectifs : par exemple, la discussion parlementaire
de son projet de loi sur l’exclusion a été interrompue par la
dissolution de l’Assemblée en 1997. Je dirais aussi qu’elle a tout fait
avec courage, ce qui est mieux. Je rappellerais encore qu’elle était
très croyante, et que c’était ce qui dominait en elle. Finalement, le
plus significatif fut qu’elle ait su être toujours de plain pied, à la
hauteur de ses engagements, qui étaient des engagements de très haut
niveau. Il est vrai qu’elle a vécu tous ces engagements en les
nourrissant de son amitié. Dans chacun de ces lieux, il s’est agi de
rencontres de personnes.
Son engagement dans la
Résistance est pour moi le premier, mais son engagement « dans la morale
» vient peut-être avant. Il remonte à l’enfance : elle était fiable,
d’une droiture absolue. Je pense même qu’elle pouvait être héroïque. Son
engagement comme épouse et mère de famille, ainsi que celui pour le
quart monde ont aussi été des engagements de vie. Ils ne l’ont pas
empêchée cependant d’assumer des tas d’autres choses, moins
contraignantes, tout au long de sa vie. Je dirais, pour terminer, que
Geneviève de Gaulle-Anthonioz a été une personne tout à fait « rare ».
Projet - Francine de la Gorce, vous
souvenez-vous de votre première rencontre avec Geneviève de
Gaulle-Anthonioz ? Comment s’est-elle engagée avec vous au sein du
mouvement ATD quart monde ?
Francine de la Gorce - Je
n’étais pas présente lors de sa première visite au camp de Noisy le
Grand, en 1958. Elle avait rencontré le Père Joseph lors d’un dîner chez
une amie et il l’avait invitée à venir visiter le camp. Il l’a alors
emmenée dans un des igloos de fibrociment, suggérant à la mère de
famille de leur faire un café. Mais cette femme n’avait ni café, ni
filtre : elle a dû envoyer ses enfants quémander à droite et à gauche
pour trouver de quoi en offrir une tasse à celle qu’on lui avait
présentée comme « la nièce du général ». Geneviève a compris dès ce jour
que le père Joseph ne « faisait pas la charité ». Elle lui a demandé en
quoi elle pouvait être utile. C’était en octobre et le P. Joseph
s’inquiétait à propos de l’achat de charbon pour l’hiver ; il lui a
demandé si elle pouvait répercuter un appel à l’aide pour le charbon
dans la presse. Geneviève de Gaulle-Anthonioz connaissait un journaliste
à RTL et l’appel a été lancé sur les ondes. Ce fut sa première action
en faveur du mouvement Quart monde et pendant plusieurs années, elle a
ainsi apporté son soutien de manière ponctuelle par des interventions
dans les ministères. En effet, elle avait quatre enfants à élever, elle
continuait à travailler, avec son mari, Bernard Anthonioz, au cabinet
d’André Malraux, et elle était engagée au sein de l’association des
anciennes déportées de Ravensbrück ; le P. Joseph mesurait donc ses
demandes pour ne pas la gêner. Mais les pouvoirs publics, la mairie et
la société d’Hlm Emmaüs, propriétaire du camp de Noisy, voulaient
supprimer celui-ci sans proposer de relogement pour les familles. Le
Père Joseph avançait, quant à lui, le projet d’une cité de promotion
familiale qui fut d’abord refusé par les ministères. Fin 1960, un drame
se déroula dans le camp : deux incendies ravagèrent coup sur coup le
bureau du P. Joseph (incendie criminel) et un igloo : deux jeunes
enfants périrent carbonisés. Toutes les familles du camp défilèrent en
criant leur désespoir et leur révolte. C’est à ce moment là que j’ai
décidé personnellement de m’engager à titre définitif dans le mouvement,
alors que je voulais partir en Inde, et Geneviève, qui assista à
l’enterrement des deux enfants, sentit la force désespérée de ces
familles qui se croyaient abandonnées de toute la société. Sa réaction
m’a beaucoup impressionnée. Je pensais à ma propre mère : rescapée, elle
aussi, de Ravensbrück, elle n’a pas supporté de rester plus d’une heure
quand elle est venue me voir au camp de Noisy. Il lui rappelait trop de
dénuement, d’humiliations et de souffrances... Geneviève, pour sa part,
s’est sentie mobilisée dans le combat pour la dignité d’ATD, justement
parce qu’elle a retrouvé Ravensbrück dans le camp de Noisy. Cette
réaction, à l’inverse de beaucoup d’autres, m’a frappée : elle n’avait
pas besoin de s’engager avec nous pour remplir sa vie.
Projet - Quelles motivations profondes avez-vous perçues alors pour cet engagement ?
Francine de la Gorce - Il
est toujours difficile de parler de la spiritualité des autres, quand on
a déjà du mal à exprimer la sienne propre. En ce qui concerne Geneviève
de Gaulle-Anthonioz, je crois important de souligner qu’elle s’est
construite dans le malheur et que sa foi l’a soutenue tout au long de sa
vie : à quatre ans, elle a perdu sa mère – et son père ne s’en
remettait pas –, à dix-sept ans elle a perdu sa sœur, ensuite elle a été
déportée à Ravensbrück et finalement elle a connu le quart monde. Dans
cette traversée de tous ces moments très durs, de grandes épreuves, elle
a toujours trouvé la force d’espérer. Elle n’en parlait pas beaucoup
dans la vie quotidienne, mais cette attitude traduisait aussi sa
discrétion à l’égard des autres, car elle savait que certains
volontaires étaient non croyants.
Un jour, où je lui
demandais si sa foi l’avait aidée à tenir le coup à Ravensbrück, elle me
répondit : « Croyez-vous que la foi peut aider quand on vit des choses
comme ça ? » Et dans son livre sur la déportation, elle écrit : « En
entrant dans le camp, c’était comme si Dieu était resté à l’extérieur »,
ajoutant plus loin : « Et pourtant il n’était pas absent. » Elle le
retrouvait dans la fraternité avec ses camarades de déportation. Mais
cette foi n’aurait-elle pas été constamment réinterrogée, dans la
traversée des épreuves et la rencontre d’hommes et de femmes debout ?
Projet - Comment a-t-elle concrétisé cet engagement ?
Francine de la Gorce - En
1964, Geneviève prit la présidence du mouvement, en vue d’obtenir la
construction de la cité de promotion familiale dont le principe était
pourtant acquis depuis trois ans : ce fut un long combat, plusieurs
années de travail, la participation à de multiples commissions et
sous-commissions ministérielles. Geneviève Anthonioz avait quitté le
cabinet d’André Malraux pour se mettre davantage au service du Père
Joseph. Son attitude est très significative : cette femme s’est toujours
modestement mise à l’ombre d’un grand homme : d’abord son oncle
Charles, puis André Malraux et en dernier Joseph Wresinski. Pour sa
cause, elle a alors donné toutes ses capacités de négociation et de
travail dans les milieux politico-administratifs qu’elle connaissait
bien. En même temps, elle n’a jamais voulu trop user de son influence
personnelle de « nièce préférée » du Président de la République. Le Père
Joseph a pu d’ailleurs se montrer agacé quand elle n’a pas forcé pour
lui la porte du général de Gaulle, qu’il aurait tellement voulu
rencontrer afin de lui présenter les Cahiers de doléance préparés par
les familles du quart monde en 1968. Le rôle de Geneviève n’allait pas
sans qu’elle soit tiraillée parfois entre deux fonctions et deux
situations sociales. Je me souviens particulièrement d’une anecdote qui
illustre ces difficultés. C’était en 1964, nous étions toutes les deux
en rendez-vous chez Michel Massenet, le directeur du Fonds d’action
sociale (Fas), qui nous accordait une subvention importante afin
d’acheter deux grandes caravanes pour assurer l’antenne sociale et
l’antenne sanitaire du bidonville de La Courneuve. Il était furieux, car
il avait eu connaissance d’un article d’Igloo (la revue du mouvement)
qui dénonçait violemment le comportement – il est vrai insupportable –
d’un policier, chargé de la résorption des bidonvilles, vis-à-vis des
plus pauvres. M. Massenet ne récusait pas les faits mais observait qu’un
fonctionnaire ne pouvait pas se défendre face à de telles accusations.
Geneviève était très mal à l’aise dans la négociation. Elle a demandé
par la suite au P. Joseph de ne plus la mettre dans de telles situations
: la défense des plus pauvres ne devait pas avoir pour conséquences la
négation des problèmes des autres, et surtout de leur bonne volonté !
Pourtant, elle faisait
passer la dignité des plus pauvres avant tout. En 1967, lorsque le
permis de construire la cité de promotion familiale fut enfin accordé,
le sous-préfet du Raincy organisa des réunions bimestrielles pour
préparer les relogements avec la Ddass, les Hlm, les mairies et autres
services sociaux. On y discutait plus facilement les problèmes des «
moins pauvres », en écartant ceux des « plus pauvres » qu’on traitait
d’irrécupérables. Lors d’une de ces séances, un fonctionnaire lança sur
le ton de la plaisanterie : « Ceux-là, il n’y a qu’à les jeter dans la
Marne. » Geneviève et moi avons aussitôt quitté la réunion.
Projet - Vous
parlez d’elle comme d’une experte qui représentait votre « surface
publique », capable de faire voter une loi. Mais comment devenir
porte-parole des plus pauvres sans bien les connaître. Elle ne venait
que rarement au camp de Noisy ?
Francine de la Gorce - Il
est vrai qu’elle était une « alliée », dans le jargon ATD, et non une
volontaire et qu’elle ne vivait pas au milieu des plus pauvres.
Moi-même, j’ai habité le camp de Noisy pendant sept ans, puis le
bidonville des Francs-Moisins à Saint-Denis, jusqu’aux premiers pas de
ma fille. Geneviève venait une fois par semaine en moyenne jusqu’à la
mort du Père Joseph en 1988. A partir de 1988, elle a dû se sentir plus
profondément responsable, remplaçant le Père Joseph au Conseil
économique et social. Après la mort de son mari, en 1994, elle a été
encore plus présente physiquement. Pour répondre précisément à votre
question, je pense en effet que, pendant plus de vingt ans, elle restait
sans doute un peu « à distance », respectueuse de chacun et ne se
permettant aucune familiarité avec les familles. Sa connaissance de la
population des plus pauvres venait à la fois de son écoute formidable du
P. Joseph et des volontaires qu’elle rencontrait, et de sa propre
expérience de l’horreur et de l’humiliation, une expérience vécue dans
son propre corps. Elle suivait aussi ses propres chemins de
ressourcement, participant aux universités populaires, accompagnant des
délégations de jeunes, puis de familles du quart monde qui voulaient
rencontrer le Pape. Mais je pense aussi que, si elle n’avait pas eu un
mari et des enfants, elle aurait été volontaire du mouvement dès le
début.
Projet - En même
temps, il était important que les décideurs prennent en compte la
situation et la parole des plus pauvres, que cette parole soit entendue
au Conseil économique et social aussi bien qu’à Bruxelles ou même à
l’Onu. Cette insistance venait-elle de la participation de Geneviève
Anthonioz à un cabinet ministériel ?
Francine de la Gorce -
Cette insistance était une grande idée du Père Joseph, qui avait connu
dans sa jeunesse la pauvreté et le rejet social. Dès qu’il a vu le camp
de Noisy, il a pensé et dit que ces gens devaient gravir les marches de
l’Elysée, de l’Onu et du Vatican, là où se décide le destin des hommes.
Si Geneviève a très vite adhéré à cet objectif, c’est qu’elle était
profondément citoyenne, républicaine. Elle savait que chacun doit
participer au débat en tant que sujet, alors que, dans les années 60, la
société refusait de voir que les pauvres étaient capables de vivre en
famille et ne les considérait pas comme des sujets de droit : face à une
personne seule, on ne prend pas forcément conscience de la continuité
de la vie ni de la globalité des droits. A l’époque, l’opinion traitait
les plus pauvres d’« incapables » ou d’« asociaux », les jugeant
responsables de leur propre situation.
Projet - Comment a-t-elle vécu le combat d’ATD pour la loi contre l’exclusion sociale ?
Ce fut un moment capital de
son engagement, qui prolongeait le rapport Wresinski adopté en 1987.
Avant de préparer la loi, les gouvernements successifs nous ont fait
lanterner d’abord en proposant des expériences pilotes, alors que nous
avions mené celles-ci depuis trente ans déjà. Pour faire avancer les
choses, nous avons rassemblé un grand nombre d’associations avec nous.
Les six premiers articles de la loi étaient en discussion à l’Assemblée
lorsque Chirac l’a dissoute en 1997. Geneviève de Gaulle-Anthonioz a
aussitôt téléphoné au Président pour lui exprimer sa stupéfaction. Tout
était à refaire ! Pourtant, nous y avons gagné, car le premier projet de
loi était mal ficelé. Le discours de Geneviève à l’Assemblée nationale
fut un moment inoubliable. Déjà malade, elle avait eu du mal à grimper à
la tribune et sa voix n’avait pas les accents gaulliens qu’on lui
connaissait parfois. Mais, des tribunes, nous avons vu l’hémicycle se
remplir progressivement et les députés rompre avec leur habitude de
conversations de couloir. Et à la fin de son discours, un instant de
silence a précédé une marée d’applaudissements. Il semblait que la
France avait retrouvé une raison de se rassembler et de se battre. Le
Président de la République comme le Premier ministre s’étaient engagés
personnellement auprès de Geneviève pour faire passer cette loi. A bout
de forces physiques, elle a attendu l’obtention de la loi pour passer la
main à Paul Bouchet, qui est devenu président d’ATD en 1998, et elle a
demandé alors à devenir volontaire du mouvement. Par ce geste, elle
situait notre engagement à un niveau bien plus haut que ce que nous
pensions. J’en ai été très impressionnée. Elle a alors consacré ses
dernières forces à écrire et corriger son livre Le secret de
l’espérance.
Projet - Présidente
pendant près de 35 ans de la branche française du mouvement, se
sentait-elle le bouclier d’ATD qui est devenue une association
importante ?
Francine de la Gorce - Elle
n’a pas vécu cela comme un rôle de pointe. Bouclier, si vous voulez,
mais uniquement vis-à-vis des pouvoirs publics. Geneviève n’a jamais été
une « patronne », suivant en cela une sorte de discipline interne au
mouvement qui veut que tout se fasse en équipe, de manière concertée.
Elle a sans doute pris des décisions seule, mais toujours après
concertation. Elle avait un contact direct avec chacun, de sorte que
chacun avec elle se sentait intelligent ! Sans être le bouclier, elle se
considérait comme un porte-drapeau : l’extension internationale du
mouvement ne l’a pas étonnée ni gênée, car la France reste la terre
natale d’Atd. Par contre, elle a sûrement souffert de la notoriété
croissante du mouvement en France, qui était pesant et a dû lui
compliquer la vie. Elle aurait voulu retourner dans l’ombre.
Projet - Cette notoriété n’est-elle pas inéluctable, si ATD veut réussir à faire sortir les plus pauvres de l’ombre ?
Francine de la Gorce - Vous
avez raison, on est obligé de passer par là et la notoriété est
inéluctable. Ce qui me gêne, c’est plutôt que les politiques délèguent
un peu trop de leur pouvoir et de leur autorité aux associations de la
société civile, pas seulement Atd ; on est alors un peu hors du droit,
et les associations qui ont beaucoup travaillé se trouvent
involontairement solidaires de cette sorte de démission de l’Etat. Nous
préférerions que l’Etat se sente davantage responsable des plus pauvres.
En tant que figure de proue, Geneviève a dû ressentir ce danger : et
après le vote de la loi contre l’exclusion, elle a bien compris qu’il ne
fallait pas retourner « dans l’ombre » mais sur le terrain pour
chercher l’exclusion ailleurs, là où on ne la voit pas. Car le vote
d’une loi ne suffit pas : elle peut se retourner contre les pauvres si
elle n’est pas bien utilisée.
Ancienne présidente du
mouvement ATD quart monde, rapporteur au Conseil économique et social
Geneviève de Gaulle-Anthonioz a présidé, jusqu’à sa disparition,
l’amicale des anciennes déportées de la Résistance. Pour retracer son
itinéraire, Projet a rencontré deux de ses amies fidèles :
Germaine Tillion, aujourd’hui âgée de 95 ans, grande figure de la
Résistance qui l’avait précédée au camp de Ravensbrück, et Francine de
la Gorce, vice-présidente de la branche française d’ATD quart monde, qui
l’avait précédée dans l’engagement dans ce mouvement. Nous les
remercions pour ces entretiens.
Entretien avec Germaine Tillion et Francine de La Gorce, « Itinéraire : Geneviève de Gaulle-Anthonioz », Ceras - revue Projet n°270, Juin 2002. URL : http://www.ceras-projet.com/index.php?id=1804.
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